IV
L’idée venait de Burckhardt. Swanson la trouvait plutôt minable mais il finit par l’accepter. Swanson se rangeait toujours aux idées des autres.
« C’est dangereux, grommela-t-il. Et s’ils nous tombent dessus ? Ils ne vont pas manquer de nous repérer et…
— Qu’avons-nous à perdre ?
— C’est dangereux », répéta-t-il en haussant les épaules.
L’idée de Burckhardt était simple. La seule chose dont il était sûr, c’était que ce tunnel devait aboutir quelque part. Martiens ou Russes, complot fantastique ou hallucinations hystériques, ce qu’il y avait d’anormal à Tylerton devait avoir une explication, et c’était au bout du tunnel qu’il fallait la chercher.
Ils partirent. Ils parcoururent près de deux kilomètres avant de commencer à en voir le bout. Ils avaient de la chance : personne dans le tunnel. Mais Swanson lui avait dit qu’apparemment le tunnel ne servait qu’à certaines heures.
Toujours le 15 juin. Pourquoi ? se demandait Burckhardt. Peu importe comment, mais pourquoi ?
Et s’endormir ainsi, involontairement ! Tout le monde en même temps. Et ne pas se rappeler, ne jamais se rappeler !
Swanson lui avait raconté avec quelle joie il l’avait revu, le lendemain du jour où il avait attendu témérairement cinq minutes de trop avant de se retirer dans la chambre noire. Quand Swanson avait repris connaissance, Burckhardt avait disparu. Swanson l’avait rencontré dans la rue cet après-midi-là, mais Burckhardt ne se souvenait de rien.
Swanson avait mené cette vie de souris pendant des semaines. Il se cachait la nuit dans la chambre noire et le matin, soutenu par le pitoyable espoir de retrouver Burckhardt, il se glissait craintivement à l’extérieur et partait à sa recherche, en s’efforçant d’échapper aux regards implacables de ses ennemis.
Et parmi eux se trouvait April Horn ! C’était en la voyant entrer fort imprudemment dans une cabine téléphonique d’où elle n’était pas ressortie que Swanson avait repéré le tunnel.
Il y avait aussi le nouveau buraliste, dans le hall de l’immeuble où travaillait Burckhardt. Et d’autres encore. Swanson, quant à lui, en avait dénombré près d’une douzaine.
Dès qu’on savait où les chercher, ils étaient assez faciles à repérer. En effet ils étaient les seuls dans Tylerton à changer de rôle chaque jour. Lorsque Burckhardt prenait l’autobus de 8 h 51 tous les matins de tous ces jours qui étaient le 15 juin et qui ne différaient jamais d’une seconde, il était toujours le même. April Horn, au contraire, apparaissait tantôt vêtue d’une jupe de cellophane et distribuant cigarettes ou chocolats, tantôt habillée comme tout le monde. Parfois, d’ailleurs, Swanson ne la voyait pas du tout.
Russes ou Martiens, quels qu’ils fussent, quel profit pouvaient-ils tirer de cette folle mascarade ?
La réponse à cette question se trouvait peut-être derrière la porte, au bout du tunnel. Ils écoutèrent attentivement. Des sons lointains leur parvinrent, qu’ils ne purent identifier mais qui ne leur semblèrent pas dangereux. Ils se glissèrent par la porte.
Après avoir traversé une vaste salle et monté quelques marches, Burckhardt s’aperçut qu’ils se trouvaient dans l’usine de la Contro-Chimique.
Personne en vue. En soi, cela n’avait rien d’extraordinaire : il n’y avait jamais grand monde dans cette usine entièrement automatisée. Mais de l’unique visite qu’il avait faite en ces lieux, Burckhardt se rappelait l’activité incessante des machines, les soupapes qui s’ouvraient et se refermaient, les réservoirs qui se vidaient, se remplissaient, s’agitaient, se soumettaient à la cuisson et goûtaient eux-mêmes par des procédés chimiques les liquides bouillonnant en leurs flancs. Il n’y avait jamais personne mais l’usine fonctionnait toujours.
Or, aujourd’hui, toutes les machines étaient stoppées. À part quelques vagues bruits dans le lointain, il n’y avait aucun signe de vie. Les cerveaux électroniques n’envoyaient plus d’ordres. Les induits et les relais ne fonctionnaient plus.
« Venez », dit Burckardt.
Swanson le suivit à contrecœur à travers le labyrinthe de réservoirs et de colonnes d’acier inoxydable.
Ils marchaient comme dans une nécropole. Et d’ailleurs, les ordinateurs qui naguère faisaient fonctionner cette usine, qu’étaient-ils sinon des cadavres ? Car ce n’étaient pas vraiment des ordinateurs, mais les répliques électroniques de cerveaux humains.
On avait choisi par exemple un « as » de la pétrochimie spécialisé dans le craquage du pétrole brut. On l’avait conduit en salle d’opération et on avait exploré son cerveau au moyen d’électrodes. L’appareil, calquant ses processus cérébraux, les avait traduits en graphiques et en sinusoïdes. Ensuite, on avait transféré ces sinusoïdes sur un ordinateur. On avait ainsi créé un chimiste électronique, qu’on pouvait d’ailleurs, si on le désirait, reproduire à des milliers d’exemplaires, avec toutes ses connaissances, toutes ses compétences et sans aucune des limitations qu’impose la nature humaine.
Une douzaine de ces robots suffisaient à faire fonctionner l’usine vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, sans rien omettre et sans se fatiguer.
Swanson se rapprocha de Burckhardt.
« J’ai peur », dit-il.
Ils avaient à présent traversé la grande salle et les sons s’amplifiaient. Ce n’étaient pas des bruits de machines, mais des voix. Burckhardt s’avança lentement jusqu’à une porte et risqua un regard à l’intérieur.
Il y avait là une pièce plus petite, dont les murs étaient couverts d’écrans de télévision devant chacun desquels était assise une personne – homme ou femme – qui fixait l’écran et dictait à un magnétophone. Les écrans montraient tous des images différentes.
Et ces images n’avaient vraiment rien de commun. L’une représentait un magasin, où une jeune femme vêtue comme April Horn faisait la démonstration d’un congélateur. Une autre montrait des cuisines. Burckhardt aperçut quelque chose qui ressemblait au bureau de tabac de l’immeuble où il travaillait.
C’était ahurissant. Burckardt aurait aimé s’attarder à en trouver l’explication, mais l’endroit était trop fréquenté. Quelqu’un pouvait lever les yeux sur lui, ou sortir et le découvrir.
Ils arrivèrent à une autre pièce, déserte celle-là. Elle était vaste et somptueusement meublée. Au milieu, il y avait un bureau encombré de paperasses.
Burckhardt y jeta un rapide coup d’œil. Soudain quelques mots sur une feuille attirèrent son attention.
Il prit la feuille, la lut, en prit une seconde tandis que Swanson fouillait frénétiquement tous les tiroirs.
« Sacré nom de… », dit Burckhardt. Il reposa les papiers sur le bureau.
Swanson poussa un cri de joie :
« Regardez ! »
Il avait trouvé un pistolet dans un tiroir.
« Et il est chargé ! » dit-il.
Burckhardt le regardait fixement. Il essayait de comprendre ce qu’il venait de lire. Brusquement, comme s’il avait enfin perçu les paroles de Swanson, il s’écria :
« Bravo ! Prenons-le. Ce pistolet va nous aider à sortir d’ici. Swanson, il faut alerter la police. Pas les flics de Tylerton, mais le F. B. I. Lisez ceci ! »
La liasse de papiers qu’il tendit à Swanson était intitulée : Rapport sur les études en cours dans la zone d’essai – Objet : campagne publicitaire cigarettes Marlin. Il y avait des alignements de chiffres sans grande signification aux yeux de Burckhardt et de Swanson, mais la fin du rapport déclarait :
Bien que le test 47-K3 ait suscité deux fois plus d’achats que tous les autres, il est probablement inapplicable à l’extérieur en raison des arrêtés réglementant l’usage de voitures équipées de haut-parleurs.
Les tests du groupe 47-K2 viennent en seconde place. Il nous parait souhaitable de les répéter en s’appuyant sur la même motivation. On pourrait aussi, pour les trois campagnes les mieux réussies, se livrer à une étude comparative des différentes techniques d’échantillonnage.
Au cas où notre client se refuserait à assumer les frais d’études complémentaires, on pourrait se rabattre, pour le lancement du produit, sur la motivation classée en tête.
Toutes ces prévisions ont 80 chances sur 100 de se réaliser avec une marge d’erreur de 3 pour 100 et plus de 99 chances sur 100 de se réaliser avec une marge d’erreur de 5 pour 100.
« Je ne pige pas, se plaignit Swanson.
— On ne saurait guère vous le reprocher. C’est idiot, mais cela cadre avec les faits. Ces gens ne sont ni des Russes ni des Martiens, Swanson. Ce sont des spécialistes du marketing. Je ne sais comment ils ont réussi leur coup mais le fait est qu’ils se sont emparés de Tylerton. Ils nous tiennent à leur merci, vous et moi, ainsi que les vingt et quelque mille habitants de Tylerton. Je ne sais pas comment ils s’y prennent. Peut-être qu’ils nous hypnotisent tous. En tout cas, ils nous font revivre sans cesse la même journée. Pendant toute cette journée, ils nous noient sous leur publicité. À la fin de la journée, ils examinent les résultats obtenus. Puis ils effacent cette journée de notre mémoire et recommencent le jour suivant avec une publicité différente. »
Swanson resta bouche bée. Il réussit enfin à ravaler sa salive.
« Absurde, fit-il simplement.
— Evidemment, c’est absurde mais rien n’est logique dans cette affaire. Vous reconnaissez que la ville revit sans cesse la même journée. Vous l’avez constaté de vos propres yeux. Ou bien c’est la vérité, ou bien nous sommes fous. Une fois que vous admettez que ces gens sont capables de réussir une pareille entreprise, alors tout s’éclaire. Pensez donc, Swanson, ils essaient tout jusqu’au moindre détail avant de lancer leur campagne publicitaire. Vous vous rendez compte de ce que cela représente ? J’ignore quelles sommes sont en jeu mais je sais que certaines sociétés dépensent de vingt à trente millions de dollars par an pour leur publicité. Vous voyez ce que cela donne pour une centaine de sociétés ! Dans le meilleur des cas, ils arrivent à rogner leur budget de 10 pour 100. Bref, une misère. Mais s’ils savent d’avance quel produit se vendra le mieux, ils pourront diminuer leurs frais de moitié, ou même davantage. Cela signifie une économie de deux ou trois cents millions de dollars par an. S’ils consacrent seulement 20 pour 100 de cette somme au « contrôle » de Tylerton, ils font encore une excellente affaire. Quant à celui qui a mis la main sur la ville, il peut réaliser une fortune colossale.
— Si je vous comprends bien, nous ne sommes plus que des réflexes conditionnés ? »
Burckardt réfléchit un instant.
« Pas tout à fait. Vous savez comment un médecin s’y prend pour mesurer l’efficacité d’un antibiotique, par exemple ? Il place toute une série de colonies microbiennes sur des disques de gélatine et, en faisant varier la quantité d’antibiotique, il étudie les réactions de telle colonie, puis de telle autre et ainsi de suite. Eh bien, pour nous, c’est la même chose. Nous sommes les microbes, Swanson. Mais leur méthode est encore plus perfectionnée. Ils peuvent effectuer leurs expériences sur une colonie unique, car ils ont la possibilité d’opérer sur les mêmes sujets, jour après jour. »
Abasourdi, Swanson dit d’une voix faible :
« On ne peut tout de même pas les laisser utiliser des êtres humains comme cobayes ! Il faut prévenir la police.
— Oui, mais comment faire pour la joindre ? »
Burckhardt hésitait.
« À mon avis, nous sommes dans le bureau d’un personnage important. Nous avons une arme. Restons ici à l’attendre. C’est lui qui nous fera sortir de l’usine. »
C’était simple et direct. Swanson, un peu calmé, alla s’asseoir contre le mur, à bonne distance de la porte. Burckhardt, lui, s’installa tout près.
Leur attente ne fut pas aussi longue qu’ils auraient pu le craindre, trente minutes peut-être. Puis Burckhardt entendit des pas qui s’approchaient. Il eut le temps de murmurer quelque chose à Swanson avant de s’aplatir contre la muraille.
Il y avait une voix d’homme et une voix de femme. L’homme disait :
« Pourquoi ne m’avez-vous pas téléphoné ? Vous avez gâché votre test pour toute la journée ! Qu’est-ce qui vous a pris, Janet ?
— Je suis navrée, Mr. Dorehin, je croyais que c’était important.
— Important ! Une malheureuse unité parmi vingt et un mille autres !
— Mais, cette unité, c’est Burckhardt, Mr. Dorehin… Et à voir la façon dont il a disparu, je suis certaine qu’il a trouvé de l’aide quelque part.
— C’est bon, c’est bon. Cela n’a pas d’importance. Nous sommes en avance pour le programme Chocobouchée. Puisque vous êtes ici, venez dans mon bureau et établissez votre feuille de travail. Et ne vous inquiétez pas de l’affaire Burckhardt, Janet. Il doit se balader quelque part. Nous le ramasserons ce soir… »
Ils étaient entrés. Burckhardt referma la porte d’un coup de pied et les menaça du pistolet.
« C’est ce que nous allons voir ! » s’écria-t-il avec une note de triomphe dans la voix. Cela le récompensait de toutes les souffrances qu’il avait endurées jusqu’alors, des heures d’effroi et des moments où il s’était senti devenir fou. C’était la sensation la plus satisfaisante que Burckhardt eût jamais éprouvée.
La bouche de Dorehin s’ouvrit, ses yeux s’agrandirent, il émit un son interrogateur, mais fut incapable de formuler sa question.
La jeune femme était aussi surprise. Burckhardt la regarda et comprit pourquoi sa voix lui avait paru familière. C’était la jeune personne qui s’était présentée à lui sous le nom d’April Horn.
Dorehin reprit rapidement ses esprits.
« C’est de lui qu’il s’agit ? demanda-t-il brusquement.
— Oui », fit la jeune femme.
Dorehin hocha la tête.
« Je retire ce que j’ai dit. Vous aviez raison. Burckhardt, que désirez-vous ?
— Attention ! Il a peut-être un second pistolet, cria Swanson.
— Fouillez-le, dit Burckhardt. Je vais vous expliquer ce que nous voulons, Dorchin. Nous voulons que vous nous accompagniez à la police. Vous expliquerez comment vous vous y prenez pour kidnapper vingt mille personnes.
— Kidnapper ! C’est ridicule ! Rangez cette arme ; vous ne vous en sortirez pas comme cela.
— Je crois que si », fit Burckhardt en soupesant son arme.
Dorchin avait l’air mal à l’aise et furieux, mais, chose étrange, il ne semblait pas avoir peur.
« Bon Dieu, écoutez ! reprit-il, d’un ton persuasif, vous êtes en train de commettre une grave erreur. Je n’ai kidnappé personne.
— Je ne vous crois pas, dit brutalement Burckhardt. Pourquoi vous croirais-je ?
— Mais c’est la vérité.
— La police vous croira si elle le veut. On verra bien. Pour le moment, comment sortons-nous d’ici ? »
Dorchin ouvrait la bouche pour discuter. Burckhardt hurla :
« Otez-vous de là ! Vous ne comprenez donc pas que je suis prêt à vous tuer ? Je viens de passer deux journées infernales et c’est à vous que j’en dois chaque seconde. Vous tuer ? Ce serait un plaisir et je n’ai rien à perdre ! Dites-nous comment on sort d’ici ! »
Le visage de Dorchin se ferma soudain. Il était sur le point de bouger, mais la jeune fille blonde qu’il avait appelée Janet s’interposa entre lui et le pistolet.
« Je vous en prie, Burckhardt ! Vous ne comprenez pas. Il ne faut pas tirer.
— Otez-vous de là !
— Mais, Mr. Burckhardt… »
Elle ne put achever sa phrase. Dorchin, impassible, se dirigea vers la porte. Burckhardt, exaspéré, leva son arme.
La jeune femme poussa un cri. Il appuya sur la détente. Mais, comme pour implorer sa pitié, la jeune femme s’était interposée une fois de plus entre Dorchin et le pistolet.
Instinctivement, Burckhardt avait visé vers le bas, pour blesser et non pour tuer. Mais il avait mal visé.
La balle avait atteint la jeune femme au creux de l’estomac.
Dorchin était déjà sorti. La porte s’était refermée derrière lui. Le bruit de ses pas s’éloignait.
Burckhardt jeta le pistolet à l’autre bout de la pièce et bondit près de la jeune femme.
Swanson se lamentait :
« Nous sommes fichus, Burckhardt. Pourquoi avez-vous fait cela ? Nous aurions pu partir. Nous serions allés trouver la police. Nous étions pratiquement sortis… »
Burckhardt ne l’écoutait pas. Il s’était agenouillé à côté de la jeune femme. Elle gisait sur le dos, les bras comme désarticulés. Il n’y avait pas de sang, pas trace de blessure, mais aucun être humain vivant n’aurait pu prendre la posture où elle se trouvait.
Et pourtant, elle n’était pas morte.
Elle n’était pas morte mais Burckhardt qui demeurait là, paralysé, se dit : Elle n’est pas vivante non plus.
Le pouls était insensible, mais dans les doigts rigides, il avait perçu comme la pulsation rythmée d’un mécanisme.
Il n’y avait pas le moindre bruit de respiration, mais un sifflement, un léger crépitement.
Les yeux ouverts regardaient Burckhardt. Il n’y lut ni crainte, ni douleur, seulement une pitié profonde.
Fronçant les lèvres de façon bizarre, elle prononça péniblement :
« Ne vous… inquiétez pas, Mr. Burckhardt. Je vais… très bien. »
Burckhardt se redressa, les yeux fixes. Là où le sang aurait dû couler, il n’y avait qu’une ouverture nette dans une substance qui n’était pas de la chair, et d’où dépassait une boucle de mince fil de cuivre.
Burckhardt s’humecta les lèvres.
« Vous êtes un robot », dit-il.
La jeune femme essaya de hocher la tête et ses lèvres contractées prononcèrent :
« C’est exact. Et vous aussi, vous êtes un robot. »